Michel Cordani: “L’écosystème de l’innovation s’est considérablement développé à Maurice”

Michel Cordani est le directeur général de La Plage Factory, un incubateur de start-up #Tech4Good et de PME axées sur la croissance et l’innovation. Dans une interview accordée à BIZWEEK, cet ancien cadre de Microsoft France et Afrique, passionné  d’entrepreneuriat et d’innovation, nous parle de la réalité des start-up à Maurice et de leur potentiel à contribuer au développement économique du pays. 

Présentez-nous La Plage Factory. Que faites-vous comme incubateur ? 

Depuis plus de 5 ans, nous sommes l’un des principaux incubateurs agréés par le gouvernement. Notre mission est d’accompagner les porteurs de projets innovants à développer leur idée et à mettre leur solution sur le marché. Notre ministère de tutelle est celui de l’Informatique et de l’Innovation, et nous avons le plaisir de collaborer avec le Mauritius Research Innovation Council (MRIC) depuis plusieurs années maintenant, dans le cadre du partenariat public-privé National SME Incubators Scheme (NSIS). 

On entend souvent parler d’innovation dans les discours. Pourriez-vous élaborer là-dessus et nous donner des exemples de projets innovants? 

Oui. La question est, qu’est-ce que c’est que l’innovation ? L’innovation, ce n’est pas une invention, mais la mise sur le marché d’une manière nouvelle de quelque chose de nouveau, ou une mise sur le marché d’une manière nouvelle. Il y a donc un aspect nouveauté. Le point fondamental est qu’il s’agit d’une activité économiquement viable. Quand on parle d’innovation, il y a cette perception que l’innovation crée de la croissance. Ce qui n’est pas faux. Mais ce qu’on cherche, ce n’est pas une innovation pour l’innovation, c’est une innovation pour la prospérité économique, ou pour l’amélioration de la vie des gens, au-delà de sa monétisation. 

Ce que vous faites, par exemple, chez BIZWEEK, est une innovation sur le marché des médias. C’est une recherche d’innovation à travers la création d’un modèle gratuit, spécialisé sur une niche de l’économie, la géopolitique et la qualité des contenus. 

Au sein de notre incubateur, nous sélectionnons exclusivement des projets qui sont intéressants pour le développement socio-économique du pays et au-delà. Alaprann.mu, une plateforme EdTech qui propose le contenu des cursus éducatifs proposés à Maurice dans la langue maternelle des apprenants pour éliminer les barrières linguistiques et diminuer l’échec scolaire, en est un excellent exemple. 

 

Ce qu’on cherche, ce n’est pas une innovation pour l’innovation, c’est une innovation pour la prospérité économique, ou pour l’amélioration de la vie des gens.

 

Et au cours de ces 5 dernières années, y a-t-il des projets qui ont vraiment émergé sur le plan de l’innovation ? 

Oui. Prenons l’exemple de celui qui a le mieux réussi le parcours d’incubation et d’accélération à La Plage Factory. Il s’agit de Rwazi, le projet de deux jeunes Tanzaniens, Joseph Rutakangwa et Eric Sewankambo, qui ont étudié à Maurice à l’African Leadership College. Issus d’un milieu défavorisé, ils étaient sincères dans leurs intentions de créer des petits boulots pour les jeunes Tanzaniens. 

Leur modèle économique consiste à vendre de l’information aux compagnies internationales. Fort du constat que celles-ci n’avaient aucun accès à de l’information de qualité sur l’économie informelle africaine, leur solution vise à capter l’information à la source, à la traiter, la canaliser et la monétiser. Ils ont créé une application permettant à n’importe qui de recueillir de l’information de terrain et de la remonter dans un système informatique, créant ainsi une source de revenus pour des milliers de personnes. Aujourd’hui, Rwazi est devenue une compagnie internationale. Joseph et Eric ont développé toute une équipe, levé des fonds à deux reprises et opèrent maintenant dans le monde entier, notamment en Afrique et en Amérique du Sud.

Dans le domaine du développement durable, il y a le bel exemple de Stéphanie Bouloc, fondatrice de La Déchetèque, une entrepreneuse passionnée par le développement de l’économie circulaire dans la région. Partant du constat que les matériaux de construction sont le plus souvent jetés dans la nature ou traînent dans les entrepôts, Stéphanie a mis sur pied une plateforme en ligne et physique pour capter les matériaux usagés et les redistribuer pour un nouvel emploi. Cela concerne non seulement des matériaux de construction comme le béton et le ciment, mais aussi des robinets, des poutres, des tuiles, etc. 

Il y a eu, depuis quelques années, une prise de conscience considérable autour de l’importance de l’économie circulaire ; un sujet que le gouvernement mauricien traite, à juste titre, comme prioritaire. Soutenir des projets comme celui de Stéphanie Bouloc, qui travaille aujourd’hui avec plusieurs entreprises et partenaires à Maurice, est le cœur même de notre mission. 

J’aimerais citer aussi Yugo, la première application de taxi et transports, ainsi qu’Inspexion, qui a « uberisé » avec succès le secteur de l’inspection industrielle (le terme est souvent galvaudé mais il prend ici tout son sens). 

Je ne peux pas vous citer tous les projets qui sont tous très intéressants. J’invite les lecteurs curieux à se rendre sur notre site web pour les découvrir. 

Au début de votre réponse, vous laissez entendre que ce sont des exceptions. Y a-t-il, quelque part, des progrès à faire pour que d’autres rejoignent cette liste ? 

La plupart des projets de start-up s’appuient sur l’innovation. Mais effectivement, dans le monde de l’incubation de start-up, les projets qui réussissent à se développer après quelques années sont malheureusement l’exception. 

Il faut absolument commencer par s’assurer que le projet soit désirable par les clients potentiels avant de créer un prototype et le valider avec les premiers utilisateurs. 

En général, ce qui fonctionne, c’est de trouver une niche de marché qui correspond parfaitement à la solution. 

Notre mission est de maximiser les chances de succès à travers les méthodes de ‘business development’ que nous utilisons. Nous nous appuyons sur la plateforme Vianeo pour la phase de ‘business design’, étape indispensable avant d’investir dans le développement d’une offre commerciale. 

À ce stade, le porteur de projet va devoir non seulement financer le développement, mais aussi pouvoir subvenir à ses besoins. C’est pour cela qu’il y a très peu d’étudiants qui réussissent leur projet de start-up : peu de capital social, pas de capital économique, très peu ou pas d’expérience… L’autofinancement de l’amorçage est un sport de haut niveau qui réussit assez rarement. L’accompagnement est donc indispensable. 

Quelles sont actuellement les possibilités d’accompagnement ?

Si on considère les écosystèmes d’innovation aboutis dans le monde, ils ont tous plus ou moins la même recette. Il faut un accompagnement de qualité des incubateurs, des pôles d’innovation et un accompagnement financier. Ce n’est pas magique, ni gratuit. Les contributions du secteur public sont essentielles. 

On peut souligner les efforts du gouvernement, depuis quelques années, pour stimuler l’économie de l’innovation avec, entre autres, les subventions du MRCI pour l’innovation, les accompagnements de l’Economic Development Board (EDB) sur certaines filières d’avenir, les possibilités d’accès au financement bancaire particulières à travers la Banque de Développement (DBM), les visas pour les investisseurs et entrepreneurs étrangers, la capacité à recruter des gens de l’extérieur, les incitations fiscales, etc. On peut sans doute affirmer qu’il y a quasiment toutes les pièces du puzzle à Maurice, mais il faut le reconstituer soi-même, parce qu’il n’y a pas de guichet unique. Je crois que ça pourrait être rendu plus visible et plus lisible. 

Il faut signaler un point important : le manque d’accès à l’investissement d’amorçage, qui est absolument essentiel au développement des start-up et de l’écosystème. C’est extrêmement risqué à ce stade pour les investisseurs, qui préfèrent donc intervenir plus en aval. Les pays qui réussissent à développer un écosystème sont ceux qui arrivent à dé-risquer cette phase d’amorçage pour alimenter le secteur du ‘private equity’ projets déjà bien lancés. 

Nous travaillons en étroite collaboration avec Mo Angels, un réseau syndiqué de ‘business angels’, pour créer à Maurice les instruments financiers et la régulation requis. 

 

Qu’est-ce qui nous reste à faire pour développer le secteur de l’innovation ? 

Tous les secteurs sont potentiellement concernés par l’innovation, mais l’écosystème start-up à Maurice n’a pas la taille critique pour permettre aux incubateurs de se spécialiser sur un seul secteur. On peut toutefois remarquer l’émergence d’un pôle d’innovation biotech avec l’Université de Maurice. Il serait sans doute souhaitable de développer l’innovation dans d’autres secteurs d’avenir comme l’agriculture, l’énergie et l’éducation. 

Il y a un cas intéressant avec Trampoline, lancé par le groupe Currimjee pour résoudre des problèmes sociétaux par l’innovation. C’est plus difficile de trouver un modèle économique viable pour ce type de projets, mais il existe des modes de financement hybrides avec une part de de subvention. 

Pour développer l’ensemble, il faut promouvoir l’innovation chez les jeunes et les moins jeunes, c’est-à-dire rendre lisible et désirable la création de start-up, et faciliter l’accès à l’information pour tous les dispositifs d’accompagnement. 

Il faut aussi promouvoir davantage les succès et continuer à faciliter l’intégration des entrepreneurs étrangers. Il y a beaucoup de Français, d’Indiens et de Sud-Africains, notamment, qui seraient ravis de s’établir chez nous s’ils étaient conscients des nombreux avantages qu’offre Maurice, comme la sécurité, la qualité de vie, les incitations fiscales et les accords de libre-échange. 

On peut injecter des compétences étrangères pour lancer un secteur d’activité, puis intégrer de plus en plus de compétences locales, comme cela s’est fait dans le secteur ICT-BPO avec succès. 

Il y a finalement l’investissement d’amorçage. Tant qu’il ne sera pas plus accessible aux start-up, on pourra accompagner des projets en incubation et monter des prototypes, mais l’entreprise ne pourra pas vraiment décoller. 

S’agit-il uniquement de la responsabilité de l’État, ou est-ce aussi celle aussi du privé ? 

C’est toujours un jeu privé-public. Il y a un projet de développement de capacité en cours avec la Commission de l’Océan Indien, financé par l’Union européenne, qui vise à développer trois secteurs prioritaires pour la région : le tourisme, les plantes médicinales et la pêche. 

Nous pouvons dire que l’écosystème de l’innovation, des start-up, à Maurice, s’est considérablement développé par rapport à ce qu’il était il y a quelques années. 

Il est satisfaisant de voir que le nombre et la qualité des projets qui passent dans les incubateurs s’améliorent d’année en année, avec de plus en plus d’équipes constituées et plus seulement de porteurs de projet solitaires. Notre écosystème start-up reste relativement petit, mais avec un développement constant. On assiste même, désormais, à des collaborations entre start-up. 

 

Pourquoi serait-il judicieux, pour les jeunes qui pensent lancer leur projet, de se tourner vers un incubateur ? 

Parce que nous sommes généralement très mauvais conseillers de nous-mêmes. Le cycle de modélisation et de mise sur le marché d’une innovation est un savoir-faire particulier, et il y a des gens qui le maîtrisent. 

On dit qu’on apprend de ses erreurs et je n’aime pas cet adage qui relève du sophisme. En fait, on se souvient de la douleur de l’erreur, donc on retient mieux, mais on perd surtout du temps et de l’argent parce qu’on a seulement expérimenté et compris ce qui ne marchait pas. On apprend par l’expérience et on peut profiter de celle des autres, c’est-à-dire des consultants et des mentors. 

Nous considérons que nous devons apporter aux porteurs de projets ce regard extérieur bienveillant, pour aider à prendre des décisions et rassurer sur le fait qu’il faut se lancer. Depuis nos débuts, nous misons donc sur le mentorat intensif et de qualité. 

 

Il y a beaucoup d’entrepreneurs étrangers qui seraient ravis de s’établir chez nous s’ils étaient conscients des nombreux avantages qu’offre Maurice, comme la sécurité, la qualité de vie, les incitations fiscales et les accords de libre-échange.

 

Avez-vous un conseil à donner à ceux qui souhaitent venir incuber leur projet à La Plage Factory ? 

Le dispositif NSIS du MRIC comporte trois phases: la pré-incubation, l’incubation et l’accélération. La pré-incubation, c’est quand on a une idée, mais pas encore de projet. L’incubation, c’est quand on a un projet, mais pas encore de produit. L’accélération, c’est quand on a un produit, un début de marché et qu’on doit développer ce marché. 

Le travail consiste finalement à avoir un projet et à le formaliser. Il faut prendre le temps d’explorer son marché potentiel et ne pas se contenter « d’avoir une idée ». 

C’est un travail qu’on fait de manière plus rigoureuse et approfondie dans l’incubation. Il ne faut pas se contenter du superficiel. Il faut creuser le projet et être capable de le présenter de manière cohérente et pertinente. 

Quand on rencontre un porteur de projet, on lui demande de répondre aux « bonnes questions » : pourquoi cette idée-là ? Qu’est-ce que tu veux faire avec ? Est-ce qu’il y a un vrai problème, un vrai besoin ? Quels sont les gens qui vont s’y intéresser ? Comment vas-tu monétiser ton projet et en faire une entreprise économiquement rentable et viable ? Comment vois-tu le développement du projet ? Avec quelles ressources ? Pourquoi les clients paieront pour ton produit ou service plutôt qu’un autre ? 

Quelle est la différence entre une start-up et une PME ? 

Nous avons passé beaucoup de temps à filtrer les « vrais » ‘startuppeurs’. On peut entendre beaucoup de définitions, mais on sait ce qu’est une start-up. Une start-up, c’est un projet de compagnie naissante qui a une vocation d’hyper-croissance. Pour ce faire, il faut investir du capital avant la profitabilité, qu’on peut mettre des années à atteindre, et trop souvent jamais. Bref, les investisseurs décident de différer la profitabilité immédiate au profit de l’hyper-croissance. Il y a une ambition de croissance extraordinaire, au sens étymologique du terme. 

Après avoir consciencieusement filtré les « vrais » des « faux » ‘startuppers’, très peu ont les moyens de leurs ambitions. Pourtant, il y a beaucoup d’entrepreneurs très pertinents, qui ont de vrais projets, de vraies idées, et qui développent leurs projets. C’est pourquoi nous avons lancé notre événement à destination des entrepreneurs, Growth & Innovation, en mai de cette année, car la croissance et l’innovation ne se limitent pas aux start-up. Il y a des entrepreneurs très innovants qui ont un appétit de croissance, mais qui n’ont pas forcément envie de se frotter au capital-risque. 

L’analogie que j’aime bien, c’est le sport. On peut être cycliste à un très bon niveau, quasi professionnel, sans forcément vouloir aller aux Jeux olympiques. La différence est considérable en termes d’efforts, de risques, d’intensité. C’est un choix de vie. Nous voulons maintenant accompagner tous les entrepreneurs qui ont un véritable appétit de croissance et d’innovation, et une capacité à mener à bien un projet économiquement viable. Toutes les cases doivent être cochées, mais nous ne nous limitons pas aux porteurs de projet start-up. 

Par exemple, votre publication BIZWEEK a trouvé une niche sympathique. Alors pourquoi ne pas développer cela partout en Afrique ? Il faudrait chercher du financement et prendre ce risque. Mais c’est possible. Il y a possiblement un modèle économique. Vous pouvez aussi dire non, je veux être autonome et faire un travail de qualité, entre l’artisanat et la PME. C’est possible aussi. C’est un choix. 

Mais les gens ne se posent pas la question de cette manière. Soit ils veulent être une start-up, soit ils n’y pensent pas. Notre ambition serait donc de les amener à réfléchir d’abord à leur activité, à ce que leur activité implique, aux externalités qu’ils ont, à leur désir d’être plus ou moins durables, plus ou moins alignés avec les problématiques environnementales, etc. À ce moment-là, ils pourront prendre une décision. Veulent-ils être une start-up ou plutôt une PME ? Le modèle de financement devient une conséquence de ce choix, pas un a priori de départ. 

Quel était le message essentiel de la conférence Growth & Innovation, qui s’est tenue à l’IFM ? 

Le message essentiel était que tous les entrepreneurs innovants et avec un appétit de croissance doivent mener une réflexion de marketing stratégique. Nous avions réuni un panel avec une grande diversité de profils et d’activités. Toutes et tous sont très satisfaits de leur expérience d’entrepreneur, avec des parcours très riches et intenses, des succès et des échecs, qu’ils aient réussi ou non, qu’ils se soient vécus comme ‘startuppeurs’ mais qu’ils aient finalement une activité qui se développe à Maurice et à l’international, mais qui n’est pas nécessairement une start-up. 

 

Il faut promouvoir l’innovation chez les jeunes et les moins jeunes.

 

Pour finir, quels sont vos projets ? 

Nous sommes constamment à la recherche d’entrepreneurs ambitieux pour rejoindre notre communauté de fondateurs et de mentors. Nous les encourageons à nous contacter pour participer à nos activités, et surtout les femmes qui ont souvent des projets très intéressants, mais qui hésitent à se lancer. 

Notre incubateur propose des sessions de réseautage mensuelles au Coworking Port-Louis. Notre objectif pour ces événements mensuels est d’apporter le plus de valeur possible à notre communauté, en favorisant les échanges, les rencontres et les partenariats. Nous avons d’ailleurs eu le plaisir de collaborer avec le développeur de Smart City Novaterra à notre dernier Let’s Meet Up, qui a eu l’occasion de présenter sa stratégie d’innovation, avec la création de communautés ouvertes et intégrées, ainsi que le développement du secteur culturel mauricien. 

Nous avons désormais pris en compte que l’initiative Tech for Good ne doit pas être réservée exclusivement aux start-up. La technologie peut et doit être mise au service des projets innovants de tous les entrepreneurs qui partagent notre éthique et notre ambition, et nous souhaitons renforcer nos partenariats avec les associations comme le Centre des Jeunes Dirigeants (CJD) et Made in Moris

Pour notre développement propre, nous sommes ouverts à un partenariat financier stratégique pour étoffer notre offre d’accompagnement et étendre notre empreinte à Maurice et en Afrique. Nous avons un bel espace de ‘coworking’, une équipe dynamique, des programmes éprouvés et une communauté d’innovateurs. Les fondamentaux sont en place pour envisager un déploiement. 

Avec notre partenaire Mo Angels, nous voulons continuer notre plaidoyer et notre travail avec le gouvernement pour démultiplier les investissements étrangers et faciliter l’accès au financement d’amorçage pour nos entrepreneurs.

La Plage Factory 20 Aug, 2024 LPF